Après quelques jours de repos et un vaccin à Ljubjana, j’ai repris la route, il était temps. La sédentarité ne me va pas, elle aurait même plutôt tendance à me plomber sérieusement le moral et à faire ressurgir les symptômes de le dépression que je traîne depuis 3 ans et qui est une des causes de mon départ. Pernicieuse, cette saloperie n’est jamais fort loin, elle guette, le moindre moment de doute, le moindre moment d’inaction, le moindre stress, pour ressurgir. Elle se cache au coin d’un parc, derrière un arbre, dans les gouttes de pluie au sommet d’un col ou dans un verre de bière, elle est partout, prête à ressurgir avec son cortège de mal-être et d’angoisses. Parfois je fonds en larme, pour « rien », en tout cas pour pas grand chose. Heureusement comme l’écrit dans son livre « Fuite » mon ami Bastien Delesalle aka No Mad’s Land « le voyage à cette capacité incroyable de convertir des situations désespérées en une fraction de seconde, de sauter de l’enfer au paradis ou l’inverse». Reprendre la route m’a fait le plus grand bien, en quelques coups de pédale, l’émerveillement reprend le dessus, les angoisses redeviennent plus rares, voire disparaissent, l’instant présent ressurgi avec le bonheur qui l’accompagne. Quand je pédale, même la pluie ne m’importe pas beaucoup, je pense juste « merde, il pleut » comme un constat sans importance, mais ça ne dure généralement pas.
J’ai donc repris la route en direction de Maribor, par les montagnes, en passant par le col de Črnivec, encore un de la liste du Brevet International du Grimpeur. Malgré cela les pourcentages y sont nettement plus doux qu’attendus, ça grimpe pendant une bonne dizaine de km mais ce n’est jamais vraiment dur. Le paysage et les villages traversés sont fort sympathiques. Je roule tout à mon aise, sans me presser, je n’ai prévu aucun logement, juste l’intention de m’arrêter quand j’en aurai envie. Après le col, les paysages s’ouvre plus largement, je musarde dans la descente. Je pourrais continuer, mais je m’arrête près d’un bar pour y boire une petite bière. Je demande à l’aubergiste si je peux dormir dans la prairie, derrière sa maison. Bien sûr me dit elle ! J’installe donc ma tente dans ce bivouac de rêve. Le paysage est magnifique, j’ai accès à l’eau courante et à la bière. Tout se passe bien, les jeunes du villages sont impressionnés par mon vélo et je les soupçonne d’avoir voulu me tester, d’avoir tenté de m’enterrer pour savoir jusqu’où peut aller un belge en matière de bière. Chaque fois que mon verre est vide, une nouvelle bouteille d’un demi litre apparait sur ma table, et je les vois qui rigolent. Vers 22h, je n’ai pas encore mangé, en Belgique on dit qu’une chope vaut deux tartines, je dois avoir mangé le pain, je vacille un peu, je vais me coucher, tenant dans mes bras une bouteille d’eau afin de m’hydrater suffisamment pendant la nuit et d’éviter la barre au crâne du lendemain.
A 7h du matin, je suis debout, frais comme un gardon, j’ai une faim de loup, mais tout va bien. Je reprends la route toujours en descente vers la première épicerie où je me fais un petit déjeuner pantagruéliquement robuste de pain toujours aussi fades et de fromages locaux. Pour la nuit, j’ai rendez-vous avec une hôte « Warmshowers », en fait la gestionnaire d’un relais de pèlerins sur le « Camino de Santiago », une petite maison dans l’enceinte de l’église, rustique mais confortable. 95Km, je devrais boire plus de bières, ça me dope. Malgré une petite insomnie qui écourte ma nuit, je reprends la route pour une étape peu dénivelée (pour ici), 800m quand même, pendant laquelle j’utilise enfin un peu mon grand plateau sur les longues portions d’une belle voie verte majoritairement descendante, j’ai l’impression d’avancer comme un avion.
J’arrive en début d’après midi à Maribor, la deuxième grande ville du pays. D’emblée, la cité me séduit, son centre cyclo-piétonnier calme mais vivant est fort agréable. Les véhicules motorisés, à l’exception de quelques vélos électriques et quelques trottinettes, sont tenus à l’écart et les gens musardes entre magasins et terrasses de bars à vins. Je déguste quelques crus locaux en discutant avec les moineaux peu farouches qui viennent se poser sur ma table. J’adore cette ville et je décide d’y rester deux nuits dans le camping qui pour une fois en Slovénie est relativement raisonnable au niveau des tarifs (qui restent globalement chers malgré tout).
Quand on n’a pas de tête, il faut des jambes, j’ai reçu un message de la propriétaire du Airbnb que j’ai occupé à Ljubljana, je suis reparti avec le clé dans ma sacoche. Ceci règle donc le problème de définir l’itinéraire des jours à venir, cap sur la capitale, au plus court. Je me donne trois jours pour arriver en ville, la chambre n’est libre qu’un seul soir. Je quitte Maribor en suivant les balisages de véloroutes locales, mais rapidement je les perds, je me débrouille, comme d’habitude. La route suit le cours d’une rivière, mais la vallée étant étroites, la route monte et descend comme des montagnes russes sur les flans. Les pourcentages sont raides et les changements de rythme constant sont fatiguants. Je décide de ne pas la faire trop longue. Fort des expériences des jours précédents, je commence à oser demander aux habitants de dormir dans leurs jardin, tout ce que je risque finalement est que l’on me le refuse. Je dors sous l’abris de la presse à raisin d’une auberge et ne manque évidement pas de déguster les crus locaux. J’aime particulièrement le Šipon, nom local du Furmint, qui donne des vins aux arômes fleuris qui m’évoque le sureau, surprenants et rafraîchissants.
Le lendemain, je longe une route relativement importante, mais au trafic raisonnable et surtout le comportement routier des Slovènes vis à vis des cyclos est toujours aussi amical, beaucoup me font un signe d’encouragement, surtout dans les montées. Les automobilistes et même les professionnels de la route me dépassent prudemment, attendant parfois longtemps que le visibilité permette de le faire en sécurité. La vallée se fait de plus en plus étroites, les pentes latérales de plus en plus raides, les espaces plats se font rares. En fin de journée je commence à penser à mon bivouac, mais aucun espace ne s’y prête, je commence à être fatigué. Les seuls espaces plats que je rencontre sont occupés par des pompes à essence et on m’y refuse le bivouac, je continue. Je suis certain que si je quittais la route principale, je trouverais plus facilement dans un des villages plus haut, beaucoup plus haut. Les pentes me découragent un peu et je poursuis mon chemin dans la vallée. Je trouve finalement un petit village rustique et agréable, ni trop loins, ni trop haut, je dors dans le verger d’un vieux monsieur, en plein « centre » près d’une jolie et minuscule église. J’ai accès à l’eau courante et l’endroit est quand même bien plus joli qu’une station de carburant.
Depuis leur départ, je suis sur Internet quelques voyageurs qui participent au « Sun Trip », un tour d’Europe « pour le climat » sous la forme d’une course de vélos à assistance électrique dont les batteries sont chargées exclusivement à l’énergie solaire. Stef et Jean-Louis seront le soir à Ljubjana, moi aussi. Je leur envoie un message. Nous nous retrouvons en fin de journée pour boire un verre et manger dans un restaurant que des hôtes Warmshowers m’ont conseillé. Trois cyclos, ça impressionne la serveuse qui n’en revient pas, nous avons tous terminé l’énorme pain plein de ćevapčići accompagné de poivrons grillés à l’ail. Nous parlons de tout, de vélo évidement, nous comparons nos équipement qui, outres leurs deux roues et leurs pédales n’ont qu’un seul point commun leur poids. Mon vélo est aussi lourd que le leur, sans assistance, mais ils font en moyenne deux à quatre fois plus de km que moi tous les jours. Je suis impressionné par leur installation technique, leurs panneaux solaires et la puissance de leurs moteurs d’assistance qui me font qualifier leurs vélos de « motos à assistance musculaire » plutôt que l’inverse. Il n’empêche que la performance est impressionnante et que la gestion de la consommation électrique en fonction des parcours et de la météo, un réel défi. Nous passons une agréable soirée et je profite de la possibilité de parler français, ça aussi ça fait du bien.
Je quitte Ljubjana vers le sud, pour une étape vraiment en plaine à peine quelques mètres de dénivelé. Après 30km, sur de petites routes fort bucolique, j’approche de la montagne. A l’entrée d’une vallée, une ferme isolée me fait de l’oeil, l’endroit est tellement beau, j’ai envie d’y passer une nuit. Je m’installe donc dans un pré. J’achète un grand pot d’un succulent miel et j’observe le travail de la famille. Je suis étonné dans les campagnes de voir beaucoup de prairies non clôturées partout et de voir que l’on y récolte le foin, là je comprends, les animaux vivent à l’étable et y sont nourris, les vaches sortent peu, j’ai vu des vaches plus heureuses. Parfois, les animaux sortent quand même dans des prairies aux clôtures provisoires, mais cela semble plutôt l’exception dans la région. Je profite de mon après midi pour lire et me cuisiner au réchaud un petit pain d’épice avec le miel et quelques noix, essai réussi. Miam !
J’ai discuté en anglais avec le fils de la ferme, il m’a donné quelques conseils d’itinéraire vers la Croatie, mais il m’a prévenu. J’en ai fini de la plaine, il me reste 500m de plat, ensuite ça monte. Effectivement, ça grimpe bien et après quelques étapes moins dénivelées et moins raides, la montagne pique dans les jambes et dans la tête. Il faut se réhabituer à cette sensation de ne pas avancer, de se traîner sur les côtes à la vitesse d’un piéton, voire plus lentement encore. Sur le compteur GPS, il ne faut plus regarder les km qui ne défilent pas, il ne faut plus tenir compte que des dénivelés, mais surtout , il faut se souvenir que « l’envie d’arriver est le pire ennemi du voyageur » et que j’ai le temps. Ou plutôt que dans l’idée de mon voyage, le temps ne compte pas. Au sommet du premier petit col de la journée, la météo sa gâte rapidement, le vent se lève, l’orage tonne. Je décide de m’abriter sous une grange et d’attendre. J’ai un peu froid, je suis trempé, la première montée m’a fait mal. Le moral plonge, une fois de plus je me demande ce que je fous là, pas longtemps. Le soleil revient vite et je reprends ma route, ce qui reste la meilleure des thérapies pour moi. Dans chaque village, dans chaque hameau, on entend tourner les scies à bois et l’odeur dominante est celle du pin fraichement coupé. Chaque ferme possède son atelier, le plus souvent on fabrique artisanalement des palettes de transport qu’un camion vient régulièrement charger. Cette fabrication me semble être un des débouchés principaux de cette région où les pentes permettent rarement d’autres agricultures. On retrouve évidement partout de petits champs vivriers de maïs de de plantes potagère, beaucoup de pommes de terre aussi.
J’approche de la frontière Croate, mon vaccin étant trop récent, je ne peut pas encore la passer. Je décide donc de m’arrêter dans un des derniers villages et je dors sous un abris à la caserne des pompiers. Mon voisin me préviens, nous sommes près de la frontière de l’espace Schengen et les contrôles de police sont fréquents en raison principalement de nombreux migrants qui tentent leur chance. Même si je ressens que nous pourrions probablement être d’accord, j’évite par principe les discussions d’ordre politique en voyage, mais je laisse parler les gens. En cas de contrôle, tu dis à la police que c’est moi qui t’ai autorisé à dormir là, ce sont des copains, ils me connaissent. Je passe une nuit agréable à la belle étoile sans que personne ne viennent me déranger.
Je n’aime toujours pas plus les frontières, ni les uniformes des humains qui les gardent, j’ai toujours l’impression que ça va être plus compliqué que ça ne l’est réellement. Après une descente fort raide j’atteins le poste Slovène, j’y suis accueilli par une douanière souriante qui ne jette qu’un coup d’oeil distrait à mon passeport et n’accorde absolument aucun intérêt à ma carte de vaccination. Mon vélo, l’intéresse beaucoup plus. Nous parlons quelques minutes de mon voyage. Au poste de douane croate, un douanier me reçois, comme toujours désorienté dans le temps, je pense que mon vaccin à 14 jours, mais il n’en a que 13. Le douanier me dit simplement, votre vaccin ne sera valable que demain, mais je ne vais pas vous forcer à remonter cette pente, un jour ce n’est pas très important. Ouf, je passe !
Immédiatement, je sens le contraste, la Croatie est moins riche et cela se voit à de nombreux petits détails. Les maisons sont moins finies, les voitures sont un peu plus vieilles, les magasins plus sobrement achalandés, les prix sont un peu plus bas… Je m’arrête dans un bar pour boire un verre, je n’ai pas de monnaie locale, mais on accepte les euros. Et je pense changer un billet de 20 histoire de disposer de quelques Kuna, jusqu’au prochain distributeur. Mais quand je veux payer mon verre, la jeune barmaid me dit qu’il m’a été offert par le cyclo de la table d’à coté. Malheureusement le barrière de la langue ne nous permet pas de communiquer vraiment, mais l’échange est sympathique et augure de bonne chose quand à l’accueil local. Je reprends la route calmement. Le soir, à la sortie d’un village je m’arrête à coté d’une maison pour demander de planter ma tente dans le verger. Je suis accueilli par S. qui ne parle pas anglais mais pratique un très bon français sans accent, je le félicite. Il me dit pudiquement qu’il a été à l’école en France de 3 à 16 ans. Mais manifestement n’a pas envie de s’étendre sur le sujet. Il a environ 35 ans, vit avec sa grand-mère (ou peut être sa mère prématurément vieillie par les difficultés de la vie). Je sens bien que je ne dois pas poser de questions, mais il m’est assez facile d’imaginer dans quelles conditions S. s’est retrouvé en France pour ses années d’enfance. Je suis ému, ce n’est que mon premier contact avec la réalité dure d’un passé récent de ce pays. Je suis ému aussi par la générosité de S. et de sa maman qui viennent à plusieurs reprise vérifier que je n’ai besoin de rien. Leur maison ne respire ni la richesse, ni la joie, mais leur accueil est touchant. J’ai pris l’habitude de demander leur adresse postale à mes hôtes pour pouvoir, plus loin sur ma route leur envoyer une carte postale pour les remercier de leur accueil. S. est réticent à me la donner et me demande pourquoi d’un air un peu inquiet, après lui avoir expliqué mon intention, j’obtiens l’information mais il me demande de ne pas la partager, c’est la raison pour laquelle il apparait anonymement dans mon récit. Le soir je reçois de mon amie « Marie en Vadrouille » qui est un peu devant moi à vélo un message m’invitant à télécharger une application renseignant les champs de mines qui marquent encore les lignes de front dans le pays. Un ami qui fut « Casque Bleu » ici m’avait prévenu, en Croatie, attends toi à prendre une claque, je ne m’y attendais pas si vite, c’est un peu la principe de la claque. Je suis ému et je relativise beaucoup de choses. Et ça ne fait que commencer, je ne suis dans le pays que depuis quelques heures et encore loin des zones de front.
Le lendemain matin, alors que je prends mon petit déjeuner à l’ombre près du petit magasin du village, une dame âgée qui en sort vient me proposer la moitié de son pain et s’enquérir d’éventuel besoin que j’aurais, là encore la langue fait barrière mais ce n’est pas l’essentiel. Je suis toujours dans l’émotion intense face à la générosité de ces gens qui n’ont pas grand chose mais viennent le partager. Je n’ai besoin de rien, l’échange de sourires me suffit. Je reprends la route vers le littoral où j’espère prendre une journée de repos pour écrire, ce que je fais aujourd’hui, et visiter les îles côtières. En chemin, je croise Alina et Heïko, un couple d’allemands à vélo avec qui j’échange quelques mots, même si nous ne roulons pas ensemble, nous nous suivons et nous retrouvons le soir au camping. Soirée sympathique d’échanges entre cyclos, j’en profite aussi pour me lâcher un peu dans la cuisine et nous prépare une recette d’inspiration sénégalaise, un délicieux poulet yassa au citron. Heïko me demande comment je trouve l’énergie pour cuisiner après une journée de vélo. La réponse est assez simple, en plus d’être l’énergie de mes muscles, la cuisine est celle de mon neurone !
La traversée de l’île de Krk (ne me demandez pas comment ça se prononce, moi les mots sans voyelles j’abandonne) est très éprouvante. La chaleur est intense, la route au trafic infernal me contraint de passer plus de temps dans mon rétroviseur qu’à profiter du paysage. Les plages sont tellement surpeuplées que des gens ont installés leurs serviettes de bains jusque sur les trottoirs et les pistes cyclables. Je respire plus de gaz d’échappement que je n’en ai émis dans ma vie. La route goûte littéralement le diésel. Je pense que je ne vais pas tarder à remonter en montagne, loin de l’effervescence côtière. Demain je prends le bateau… A suivre…