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Je sors de Banja Luka par de petites routes agréables qui alternent entre piste et bitume. Tout doucement je quitte les montagnes pour un paysage de collines nettement moins dénivelés, plus agricoles. Il fait très chaud, le thermomètre monte au delà de 35 degrés, parfois plus proche de 40. Le soleil est devenu vraiment brulant et j’invente la raclette du cyclo, dans ma sacoche, un fromage fumé, pourtant une pâte dure, est devenu liquide et tartinable, ce n’est pas mauvais sur un morceau de pain. Je bois tellement que ma crainte principale est de tomber à court d’eau, je ne l’espère même pas fraiche, le contenu des bidons est chaud, mais au moins qu’elle soit suffisamment abondante pour ne risquer aucun problème. Je fais le plein dès que je peux et me surcharge donc toujours d’une bouteille d’un litre et demi supplémentaire, au cas où, je fais bien. Les distances ne sont pas très longues mais je n’avance pas vite sur les pistes et je bois énormément pour compenser la sueur et éviter le malaise. Je fais aussi très régulièrement des pauses à l’ombre, pour laisser refroidir un peu le corps en surchauffe. Vers la fin de journée, j’envisage de demander le bivouac au village suivant, mais celui-ci me semble fort loin. J’aperçois, une église isolée, s’il y a de l’eau c’est là que je dors. Il y a de l’eau ! Je ne monte même pas ma tente, j’installe mon matelas sous l’auvent d’un bâtiment annexe. Je suis au sommet d’une colline qui domine un peu la région, une fois de plus ce n’est pas tout à fait un hasard que ce soit là que l’église a été construite, le paysage est sublime. A l’approche du coucher de soleil, je vois deux voitures arriver par la piste et se garer non loin de l’église. En sortent deux gars en uniforme, des gardes-chasse qui viennent profiter de la vue à 360 degré pour surveiller à la jumelle le braconnage dans le coin. Je les soupçonne de braconner un peu eux même, ils semblent plus intéressés de repérer les animaux à l’orée des bois que ceux qui les traquent. Forcément, je fini par être repéré, les deux gardes se dirigent vers moi. Dans ces cas là, en bivouac sauvage, on se dit le plus souvent que l’on va se faire dégager, qu’il va falloir changer de place. Tout va bien, ils veulent juste discuter dans un mélange d’italien et d’allemand… et ils m’offrent une bière bien fraiche en me souhaitant bonne nuit.
J’ai bien fait de dormir près de cette église, je reprends la route très tôt espérant éviter les grosses chaleurs. La piste est infernale, je suis dans une marre de cailloux meubles sur des pourcentages diaboliques, même en VTT sans bagage, je ne suis pas sûr que ce soit praticable. En montée je dois pousser le vélo quelques mètres à la fois pour avancer, en descente je dois marcher à coté du vélo pour éviter de tomber. Je mets plus d’une heure pour faire les 3 premières bornes. Alors qu’il y a quelques jours encore, je me serais mis à douter, j’aurais vu mon moral plonger, j’aurais injurié Grimp’tout et regretté mon chargement un peu excessif, là tout va bien. Dans ma tête si je fais 10 bornes sur la journée c’est bon aussi, la paysage est beau, la région accueillante, j’ai de l’eau en suffisance, que demander de plus ? Je suis bien là où je suis et les km parcourus n’ont plus qu’une importance très relative. Une amie me disait dans un message : « J’espère que tu vas aussi bien que ce que tes messages laissent transparaître ». J’ai répondu : « Je vais mieux que ça, ce voyage correspond au rêve que je m’en étais fait ». Plus loin, ça se calme, la piste devient roulante puis le bitume réapparait. Il fait tellement chaud, que je suis littéralement incapable de manger, je peux juste boire pendant la journée, et encore l’eau des bidons est tellement chaude que je dois un peu me forcer.
Parmi les éléments qui évoquent la guerre récente dans la région, il y a bien sûr les mines qu’il faut éviter, les maisons et les villages abandonnés criblés de balles, les villes moches et reconstruites récemment. Mais les choses les plus émouvantes pour moi sont les monuments aux morts. Nous sommes, chez nous aussi habitués à ces insupportables listes de noms « morts pour la patrie ». Mais les monuments aux morts modernes ont quelques chose de plus terrible encore. En plus des noms, on a imprimé dans le marbre les photos de ces « gamins », beaucoup seraient plus jeune que moi. Une photo ça rend les choses beaucoup plus concrètes qu’une simple liste de noms. Ils sont là, le sourire de leurs 20 ans figé dans le marbre pour l’éternité par l’absurdité de l’humain. Certains monuments sont exclusivement musulmans, d’autres chrétiens, parfois les monuments portes des croix et des croissants. Mais toujours cette constante, des gosses morts pour une folie nationaliste absurde. J’avoue que parfois l’émotion me submerge, que souvent je passe sans regarder parce que c’est trop dur, que je n’ai fais aucune photo et que même en écrivant ces lignes les larmes remontent, mais quelle connerie, insupportable !
Le soir, je me trouve une petit chambre avec climatisation pour permettre à l’organisme de bien récupérer de la chaleur et de manger. Le restaurant ne paye pas de mine, c’est un routier sans prétention, le patron parle quelques mots d’anglais et je me laisse guider vers les spécialités de la maison. Nous discutons cuisine traditionnelle, je prends quelques notes qui mettent clairement, tant par les noms utilisés que par les recettes, l’inspiration ottomane de le cuisine des Balkans. Je mange bien et quand je reçois l’addition, je ne comprends pas bien, le prix me semble tellement dérisoire, le patron à décidé de m’offrir mon repas et n’a facturé que mes bières. Puis avec la monnaie qu’il me rend, il me sert encore une bière, puis encore une… A ce rythme là je vais finir avec un sacré verre dans le nez, et surtout je risque d’avoir du mal à dépenser les derniers marks bosniaques qu’il me reste avant la frontière.
Pour la suite du parcours, vers la frontière, j’ai le choix entre, une grand route avec une belle bosse à passer et une grand route sur la plat. Je suis sur une route principale qui mène à la frontière croate et donc à l’Union Européenne et il y a beaucoup de camions et des ornières profondes qui provoquent un effet de rail et me demande une attention continue pour ne pas risquer de tomber. Pour ne pas traîner trop longtemps sur cette route dangereuse, je décide de rouler vers le plat et je roule vite, très vite même, les 25 premiers km sont avalés en une heure à peine et je quitte enfin le route principale plutôt agréablement surpris par le comportement des automobilistes et camionneurs. Ma remorque impressionne, quelques camionneurs patientent même avant de me dépasser parce qu’ils me filment. Je m’arrête dans une épicerie pour acheter quelque chose à manger pour midi, le patron qui ne parle pas un mot d’une langue dont je puisse me servir, refuse que je paie et ajoute à ma commande deux cannettes de bière que je dois me battre pour refuser, il est un peu tôt dans la journée pour picoler. Plus loin c’est un pompiste qui ne veut pas que je paie les bouteilles d’eau que je tente d’acheter. Devant une autre station quelques jeunes gens boivent un coup, ils m’appellent à grand cris, m’offrent à boire. Quand je choisi la bière locale plutôt que les urines hollandaises mondialement connue pour leur insipidité, je deviens le héros du coin. Tous veulent leur photo avec mon vélo et leur bière. Un des gars va vers sa voiture et revient avec une tente igloo qu’il attache sur mon porte bagage, il veut me la donner pour être sûr que je puisse dormir au sec partout pendant mon long voyage. J’ai beau tenter de lui expliquer que j’ai déjà une tente, 2 même, que j’ai tout ce qu’il me faut, j’ai vraiment du mal à faire accepter mon refus. Je quitte finalement la sympathique bande avec un nouveau t-shirt à l’effigie de JELEN, la bière locale.
En entrant en ville, un monsieur plus âgé roule sur un petit scooter et me fait de grands signes, je m’arrête, il me dit « Ich möchte mit dir eine kaffee trinken ». Je fais abstraction du fait que le casque avec lequel il se déplace ressemble plus à un casque allemand de la SS qu’à un casque de moto, ce monsieur voulait juste savoir d’où je venais, où j’allais, combien de temps je voyageais et surtout s’assurer que je n’avais besoin de rien. Etrange humain qui porte des attributs ostensiblement racistes et puants mais qui s’arrête pour offrir un café et s’inquiéter de l’étranger voyageur. Je suis ému par la générosité des gens que je rencontre partout.
J’ai trop d’argent, non je ne suis pas devenu subitement riche, mais il me reste environ 50 euros en marks locaux, plutôt que de me faire arnaquer dans une commission exorbitante par un changeur, je décide donc de passer ma dernière nuit bosniaque dans un des hôtels parmi les plus haut de gamme de la ville et de manger dans le « bon » restaurant du coin. Mais la notion de « bon » restaurant est fort relative, pour certains c’est celui le plus chic, « the place to be », pour moi c’est celui où l’on mange le mieux. Manifestement le parton de l’hôtel qui m’a renseigné n’est pas du même avis que moi.
A quelques km de la frontière, serbe, je m’arrête pour acheter à boire dans une station près d’un hôtel dans le plus grand style « matuvu » qui soit, grand « luxe », parc aquatique, petit train, la totale du « kitch bling bling ». Le parking est plein de grosses voitures allemandes de luxe. Je fais une photo, je me marre tout seul devant tant de kitch. Un jeune homme arrive à vélo, pour refaire la pression des pneus de son VTT, il parle bien anglais et nous échangeons quelques mots, mon voyage le fait rêver, je pense que s’il pouvait il partirait aussi. Et pendant que nous discutons, il me dit, mon père est le propriétaire du parc d’attraction en face, si tu veux venir passer la journée dans les piscines tu es le bienvenu, je t’invite. Je n’ai pas eu le culot de lui demander le prix de la chambre qu’il m’aurait certainement offerte aussi… parfois je suis un peu con ! Mais je n’ai fait que 8km depuis mon départ et la frontière m’attend ! J’ai envie d’avancer.
Je passe la frontière serbe, le choc ! Les villages ont une âme, une histoire qui remonte plus loin que 20 ans. Je vois des fermes aux tuiles anciennes qui n’ont pas changé depuis un siècle, je vois de jolies églises, des bâtiments historiques. J’en oublie même de faire des photos. Et là je comprends ce qui m’a manqué depuis 1500km. J’ai traversé des villages abandonnées criblés de balles, des villes moches reconstruites récemment, dans l’urgence, sans âme, sans argent, sans urbanisme, sans imagination. Mon arrivée en Serbie qui a été en guerre certes mais pas sur son propre territoire met en évidence le patrimoine qui a été détruit en Croatie et en Bosnie où il ne reste rien. Vraiment RIEN ! Je suis pris d’une émotion intense, devant la beauté de ce que je vois, mais surtout parce que cette beauté retrouvée met en évidence un fois encore l’horreur de cette guerre absurde. Je repense à Banja Luka, la grande ville où j’ai passé deux nuits à tous ces villages détruits que j’ai vu. Cette ville revit, la jeunesse s’y éclate dans des bars et boites à ciel ouvert où le son assourdissant ne respecte aucune limite de bruit. Chaque bar tentant de mettre sa musique plus fort que celle du voisin. Les filles sont jolies, les mecs bien sapés. Ça vit, ça drague, la fête bat son plein. On y boit des cocktails pour 3 euros, mais on en sort sourd. Personnellement ce n’est pas trop ma tasse de thé. Mais en dehors de cette effervescence de la vie et de la jeunesse actuelle qui tente probablement d’oublier, Banja Luka n’a plus d’histoire, ou plutôt n’a plus que ces 20 dernières années pour tenter de se remettre des traumatismes vécus dont elle ne se relèvera probablement jamais.